La clause de conscience du journaliste est prévue à l'article L7112-5 3° du Code du travail.
Ce texte dispose que lorsque la rupture du contrat de travail
intervient à l'initiative d'un journaliste professionnel en raison du "changement
notable dans le caractère ou l'orientation du journal ou périodique si
ce changement crée, pour le salarié, une situation de nature à porter
atteinte à son honneur, à sa réputation ou, d'une manière générale, à
ses intérêts moraux" alors cette rupture produit les mêmes effets qu'un licenciement.
L'employeur est donc tenu, dans ce cas, de verser au journaliste
une indemnité d'un montant identique à celui prévu en cas licenciement
et ce salarié peut prétendre - sous réserve d'une durée de cotisation
suffisante- à l'indemnisation versée par pôle emploi.
Cette disposition singulière ne doit pas être confondue avec la clause de cession des journalistes prévue à l'article L7112-5 1° du Code du travail (cf. cette autre page sur la clause de cession).
Si les effets de ces deux "clauses" sont similaires, dans le cas
d'une clause de conscience la cause de la rupture du contrat de travail
n'est pas la cession du journal ou du périodique auquel collabore le
journaliste mais bien le changement dans le caractère ou l'orientation
de ce journal ou périodique et les conséquences d'un tel changement pour
le salarié.
Ainsi, si la mise en oeuvre de la clause de cession est liée à
un fait normalement objectif et vérifiable (une cession donc), celle de
la clause de conscience repose sur des considérations beaucoup plus
subjectives.
En pratique, il appartient au journaliste qui estime que les
conditions pour invoquer la clause de conscience sont réunies de
notifier à son employeur sa décision de rompre, pour ce motif, son
contrat de travail.
Dans une telle hypothèse, la loi dispense le journaliste de
respecter le moindre préavis (ce qui n'est pas le cas lors de la mise en
oeuvre d'une clause de cession). La rupture du contrat de travail est
donc immédiate.
A réception du courrier du journaliste, l'employeur a un choix à
faire. Il peut soit admettre que le journaliste a valablement invoqué
la clause de conscience et lui verser l'indemnité de licenciement (sur
décision de la commission arbitrale des journalistes si l'ancienneté du
salarié est supérieure à 15 ans), soit contester le bien fondé de cette
rupture.
Dans ce dernier cas, le journaliste n'a d'autre alternative que
de saisir un conseil de prud'hommes pour faire juger qu'il a valablement
invoqué la clause de conscience et demander, par voie de conséquence,
la condamnation de son employeur à lui verser l'indemnité de rupture.
On devine que, dans la plupart des cas, l'employeur ne
reconnaîtra pas que le journaliste a valablement rompu son contrat de
travail par le jeu de la clause de conscience. Le salarié devra donc
s'en remettre à l'appréciation des juridictions du travail.
Celles-ci doivent vérifier que les deux conditions prévues par la loi sont réunies, c'est-à-dire :
- qu'un changement notable dans le caractère ou l'orientation du journal ou périodique s'est produit ;
- que ce changement a créé une situation de nature à porter
atteinte à l'honneur du salarié, à sa réputation ou, d'une manière
générale, à ses intérêts moraux ;
L'examen de la jurisprudence ne permet pas de cerner de façon
très précise les cas dans lesquels le journaliste peut valablement
invoquer la clause de conscience.
C'est en effet après un examen des faits de chaque espèce que
les magistrats apprécient souverainement si la clause de conscience
pouvait ou non être invoquée par le journaliste.
Un arrêt rendu la Cour d'appel de Versailles le 10 septembre
2013 apporte une bonne illustration de la méthode suivie par les juges.
Cette Cour devait examiner la demande d'une journaliste qui avait invoqué la clause de conscience.
Elle exposait que la gestion et l'édition d'un supplément
régional auquel elle collaborait depuis de nombreuses années avaient été
transférées à la régie publicitaire. Selon cette journaliste, c'est
cette régie qui dictait désormais la ligne éditoriale alors qu'elle
n'était pas une entreprise de presse, en lui donnant des instructions
qu'elle estimait incompatibles avec sa profession de journaliste.
Quant à l'employeur, il soutenait que les conditions de la clause de conscience n'étaient pas réunies.
La Cour d'appel de Versailles rappelle tout d'abord qu'"il appartient au journaliste de rapporter la preuve du changement invoqué".
En l'espèce, elle relève qu'il est établi que l'édition du
supplément régional auquel collaborait cette journaliste a été
transférée à la régie publicitaire.
Si les éditions de ce supplément régional contenaient déjà,
avant ce transfert, des pages de publicités et d'annonceurs locaux ils
comportaient aussi des articles rédactionnels écrits notamment par la
journaliste.
Or la Cour constate que ce supplément ne comprenait désormais
plus que des publicités ou des publireportages, les articles
rédactionnels ayant quasiment disparu.
Selon la Cour, "la
disparition des articles rédactionnels au profit de seules pages de
publicité et d'annonces locales a constitué un changement notable dans
le caractère de ce journal", au sens de l'article L. L7112-5 3° du Code du travail.
Restait donc à vérifier si la deuxième condition pour invoquer
valablement la clause de cession était remplie, c'est-à-dire si ce
changement notable avait créé, pour la salariée, "une situation de nature à porter atteinte à son honneur, à sa réputation ou, d'une manière générale, à ses intérêts moraux".
La preuve était rapportée qu'il avait été demandé à la
journaliste de réaliser un publireportage alors qu'il n'était pas avéré
qu'une telle instruction lui avait été donnée avant le transfert de
l'édition de ce supplément régional à la régie publicitaire.
Même si la Cour d'appel n'y fait pas expressément référence, le
droit des journalistes de ne pas réaliser des publireportages est
consacré par l'article 5 de la convention collective des journalistes,
placée sous le titre "principes professionnels", qui précise que, sauf accord particulier, "un employeur ne peut exiger d'un journaliste professionnel un travail de publicité rédactionnelle" et encore que "le refus par un journaliste d'exécuter un travail de publicité ne peut être en aucun cas retenu comme faute professionnelle"
La Cour estime ici qu'il "était déontologiquement impossible" à cette journaliste de suivre les directives d'une régie publicitaire, "ce type d'instruction" (c'est-à-dire des demandes de réalisation de publireportages) étant "contraire aux intérêts moraux du journaliste notamment à son autonomie et à son indépendance".
Cet arrêt est ici intéressant en ce qu'il rappelle que la
profession de journaliste revêt des particularités et que, bien que
tenus à leurs employeurs par un lien de subordination, les journalistes
peuvent invoquer le droit au respect de leurs intérêts moraux pour
refuser d'accomplir certaines des tâches qui leur sont demandées, voire
pour provoquer la rupture de leurs contrats de travail.
De fait, si la loi prévoit que la clause de conscience peut être
mise en oeuvre lorsqu'il est porté atteinte aux intérêts moraux du
journaliste, c'est bien parce que le journaliste a, dans l'exercice de
sa profession, de tels intérêts moraux.
Ces intérêts moraux ne sont toutefois pas précisés par la loi.
Les magistrats de la Cour d'appel de Versailles jugent ici que,
parmi ses intérêts moraux, figurent l'autonomie et l'indépendance du
journaliste.
La Cour de cassation considère également depuis un arrêt du 12
février 1964 que les journalistes bénéficient d'une certaine
indépendance. Elle retient par exemple que la notion de subordination
(nécessaire pour établir l'existence d'un contrat de travail) ne se
conçoit pas, pour les journalistes "avec la même rigueur que celle ordinairement admise dans la généralité des entreprises commerciales".
L'autonomie dont peut jouir un journaliste dans l'exercice de sa
collaboration ne constitue donc pas un obstacle déterminant à
l'existence d'un contrat de travail.
La Cour d'appel de Versailles après avoir estimé qu'il a
effectivement été porté atteinte aux intérêts moraux de la journaliste
retient qu'elle a valablement invoqué la clause de conscience.
Elle en déduit que "le contrat de travail a donc été rompu aux torts de l'employeur".
Cette dernière précision était sans doute inutile, puisque la
mise en oeuvre de la clause de conscience (comme de la clause de
cession) ne suppose pas nécessairement qu'un "tort" de l'employeur soit
établi pour que la rupture produise les mêmes effets que celui d'un
licenciement.
Si la clause de conscience est incontestablement un mode
original de rupture du contrat de travail son intérêt principal n'est,
en pratique, pas de permettre la rupture du contrat.
Du fait de la subjectivité des conditions qui doivent être
réunies et de l'aléa inhérent à toute procédure judiciaire, le
journaliste sera forcément hésitant à faire jouer la clause de
conscience et il se tournera généralement vers un autre mode de rupture
de son contrat de travail (rupture conventionnelle, résiliation
judiciaire, voire prise d'acte de la rupture du contrat de travail).
L'utilité de cet article L7112-5 3° du Code du travail tient
donc surtout au fait qu'il indique que les journalistes ont des
"intérêts moraux" inhérents à l'exercice de leur profession.
Vianney FÉRAUD
Avocat au barreau de Paris
Vianney FÉRAUD
Avocat au barreau de Paris